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Entretien avec l'artiste chorégraphique, Flora Pilet à propos de la création 10 rue Condorcet présentée au festival 4 Dimanche au Garage, à Rennes.
par Matthieu Mevel. 
publié le 3 août 2015 sur le blog ligne sineuse, lien.

 
«10, rue Condorcet est une exploration de différentes strates physiques, émotionnelles, imaginaires qui composent un corps traversé par des ruptures, des accidents, des détours mais ne renonçant jamais. Il se construit dans la durée de façon parcellaire et hétérogène, dans une patience et une attention toujours renouvelée, comme autant d'approches en direction de l'effort d'être. “Je suis une passante, et mon corps est le lieu du passage des événements.» Flora Pilet - Extrait de la feuille de salle 

Flora Pilet a laissé surgir en elle un être instable qui se développe, se désagrège et se recompose au fur et à mesure de métamorphoses progressives ou instantanées. Ainsi, cet être multiple ne cesse de changer d'apparence, de rythme et de caractère. Et 10, rue Condorcet montre l'étrange et extraordinaire variété de tempéraments corporels que la danseuse peut incarner.  

  
                                                                                       [passage des événements] 

 
Pouvez-vous d'abord décrire brièvement votre parcours de danseuse et la création de la compagnie Noesis ? Comment vous êtes vous associée à vos collaborateurs, Alexandre Le Petit (dramaturgie/mise en scène, création lumière) et Alexandre Serrano (composition sonore, création lumière) ? 

En 2007, après trois années à Paris au cours desquelles j'avais travaillé en tant que danseuse et comédienne dans différentes compagnies, je décidais de monter ma propre structure. Je l'ai d'abord baptisée Abrutis(m)e, nom je le reconnais un peu barbare mais qui résonnait pour le groupe que nous formions comme un acte de rébellion face à notre société de divertissements et de consommation très présente à Paris, dans laquelle nous nous sentions assaillis de pollution sonore et visuelle de marques publicitaires et d'annonces en tout genre (cela ne s'est pas franchement amélioré depuis!). 
Cette association je l'avais d'abord imaginée, comme une organisation qui permette à chacun de ses membres de s'en servir comme support pour développer son propre projet. Cette idée a tenu deux ans au cours desquels avec l'envie et l'énergie d'un groupe de danseurs ; comédiens ; vidéastes ; plasticiens nous avons créé des pièces, monté un festival à l'Université de Paris 8 et organisé une tournée dans les communes de la région Centre dans lesquelles la danse contemporaine ne se diffusait pas au cours de l'été 2008-2009. 
Dès le départ, les principes de l'association étaient à la fois d'amener la danse là où elle n'avait pas l'habitude d'être mais aussi de défendre une certaine idée de la danse en tant que médium d'écriture toujours à requestionner et non comme la répétition des formes que nous avions apprises. Ainsi les créations que nous avons réalisées à cette époque-là portaient en elles le désir de sortir des cadres et de poser déjà le principe d'un interprète qui est avant tout un collaborateur du projet et qui participe de ce fait pleinement à la création de la pièce. Les équipes étaient composées de danseurs mais aussi de comédiens et également d'amateurs.  
En 2009, j'ai quitté Paris et je me suis retrouvée en Normandie. J'ai consacré cette année à rédiger mon master 2 de Philosophie dont le sujet était « la danse contemporaine, processus d'individuation et de trans-individuation ». J'habitais alors près de Flers dans l'Orne et j'ai travaillé pendant un an avec trois classes d'une école de ZEP. Cette action me fut proposée par les chargés de mission de la culture et de l'éducation de Flers et faisait suite à une demande de l'école de trouver une solution à des problèmes de violences entre les élèves au moment des temps de restauration scolaire. Il s'avéra que le projet eut des conséquences très positives sur les enfants qui à travers les différents ateliers proposés ont pu construire de nouvelles relations et de nouveaux modes d'être-ensemble. 
En 2010, j'ai décidé de reprendre une formation pour approfondir mes outils en danse. J'avais à Paris pris une quantité de stages, d'ateliers, de masterclass, de cours professionnels et de workshops dans de nombreuses disciplines, et j'avais besoin d'un endroit dans lequel je pourrais déposer cette expérience et consolider ma base, je me suis donc inscrite au Conservatoire de Caen. J'ai rencontré à peu près dans le même temps Alexandre Serrano qui vient du champ du théâtre et de la scénographie, nous nous sommes trouvés des affinités communes et avons commencé à travailler sur des formes hors plateau (vidéo, installation sonore). Alexandre est un touche-à-tout donc nous avons vraiment exploré différents médiums ensemble. 
J'ai terminé le conservatoire en 2012 et sur une proposition d'Aurore Del Pino, artiste associée au théâtre le Vent se lève à Paris dans le 19ème, je me suis mise à travailler sur un solo, chose qui jusqu'alors ne m'était jamais venue à l'esprit, la danse étant avant tout pour moi l'affaire du collectif. 
Mais de fil en aiguille, je me suis finalement laissée convaincre et de cette commande un peu folle est née 10, rue Condorcet. 
Cette même année, j'ai fait la rencontre d'Alexandre Le Petit lors d'un workshop qu'il dirigeait intitulé Pharmakon. Cette rencontre a été pour moi une sorte de révolution et un aboutissement de ce que je cherchais à questionner depuis toutes ces années. Alexandre Le Petit a passé 10 ans à Bruxelles à travailler dans le milieu des arts performatifs, sa façon de travailler m'a semblé tellement évidente et répondait à tellement d'interrogations que je lui ai proposé de travailler avec moi en tant que dramaturge sur ce solo. Au fur et à mesure du travail son implication s'est faite de plus en plus précise et présente, il a donc complètement intégré la compagnie. Cela faisait un moment que je cherchais à changer le nom de la compagnie et nous avons décidé ensemble de la rebaptiser NOESIS.  


Toutes les compagnies qui participaient au festival au Garage étaient invitées à exposer dans un grand cadre carré des documents (dessins ; photos ; textes ; etc.) en écho aux travaux chorégraphiques qu’elles présentaient. Vous avez choisi d'inclure dans votre cadre les couvertures et des extraits des trois ouvrages suivants : Errance (2000) de Raymond Depardon, un recueil de photographies préfacé par l’auteur, La poétique de l’espace (1957), un essai philosophique de Gaston Bachelard et L’espace imaginaire (1974) de Sami-Ali, un essai psychanalytique. 
Quels rôles ces livres ont-ils pu jouer dans la création de la pièce ? 
 

Errance a vraiment été un point de départ et d'appui. C'est Alexandre Le Petit qui nous a apporté ce texte quand il nous a rejoints. Il avait senti que ce qui y était écrit, notamment dans la préface, résonnait de manière singulière avec ce que je cherchais à faire émerger dans ce solo: l'idée d'un chemin, d'une recherche de soi au sens universel du terme, d'une quête. Le livre de Bachelard est venu un peu plus tard, alors que nous avions déjà choisi le titre : 10, rue Condorcet. Il nous a d'ailleurs emmené sur une autre piste qui a laissé émerger à un moment du processus de création une toute autre forme que celle que la pièce a actuellement. Pour Sami-Ali, j'avais apporté ce fragment lors d'une répétition car je trouvais qu'il faisait écho à ce que nous étions en train de chercher, et en le plaçant dans le cadre j'ai réalisé qu'il mettait vraiment en lumière certains aspects de la pièce. 

 
Dans la création chorégraphique, envisagez-vous davantage les livres comme supports initiaux à l'inspiration ou outils privilégiés pour analyser a posteriori une expérience de danse? 

J'aime travailler avec des livres autour de moi. En général, quand je commence une création, je constitue d'abord une bibliographie de base, un premier corpus. Je ne lis pas nécessairement tout mais les livres sont présents dans le studio. Dans les moments de doute ou de vide, je feuillette de façon un peu intuitive un ou deux livres et en lis quelques fragments et en général cela me ressource et ouvre d'autres pistes de réflexion et d'exploration. De plus en plus je vais aussi vers les images, les sons. C'est la méthodologie que j'ai apprise avec Alexandre Le Petit : passer de la table au plateau en aller-retour permanent, du plan d'immanence au plan de consistance.  


Le monde institutionnel de la culture, tel qu'il est constitué aujourd'hui, en France et ailleurs, tend à considérer les chorégraphes comme des chercheurs qui doivent justifier leur travail sur scène par une somme théorique. Et si certains se sentent à l'aise avec l'écrit et ressentent l'impérieuse nécessité de conceptualiser leur pratique, d'autres en revanche se conforment bon gré mal gré à ces exigences au risque de travestir leur identité et de produire des textes assez formatés. Les danseurs doivent-ils désormais être nécessairement des intellectuels ?
 
 
Le problème est que l'on est encore aujourd'hui malgré nous dans une dichotomie entre le corps et l'esprit ! Or il n'y pas d'esprit sans corps, tout comme il n'y a pas de corps sans esprit. Un créateur est avant tout un chercheur car il n'y a pas de création sans recherche. Si la recherche n'est pas présente dans un processus de création il s'ensuit une répétition du même, encore et encore. Il me semble que le problème vient initialement de la formation du danseur, notamment en France. En général un danseur est formé pour être une « bonne pâte » qui va pouvoir s'adapter et répondre à la demande du chorégraphe. Cela a pour conséquence de formater le corps, d’enfermer l'esprit du danseur dans son imago et de refermer la danse sur elle-même. Je pense pour ma part que la danse est un médium d'écriture au même titre que n'importe quelle autre discipline artistique et que comme n'importe quelle discipline elle doit nécessairement sortir d'elle-même et se nourrir d'autres sources pour se réinventer en permanence. Pour ma part je travaille avec des collaborateurs avec qui j'ai une affinité élective qui implique nécessairement un partage d'idées et d'envies manifestées autant sur le plan intellectuel que dans le travail de recherche chorégraphique.


                                                                                 [strates physiques, émotionnelles, imaginaires ] 

 
Depuis mon expérience de spectateur, j’ai l’impression que l'identité de chaque être intercalaire apparaissant sur scène dans 10, rue Condorcet est associée à une partie du corps distincte. La première apparition présente d'abord son dos, et l'expression saillante de la colonne vertébrale lui donne un aspect reptilien. Pour d'autres apparitions, ce sont les mains, les jambes, le bassin, la tête, ou la cage thoracique qui sont mis en avant, qui impulsent le mouvement et capturent une bonne part de l'attention. Et la lumière contribue pour beaucoup à faire ressortir certaines zones du corps. 
Sans dévoiler tous les secrets de fabrication  – ces trucs illusionnistes qu'il ne convient pas de divulguer – comment avez-vous procédé avec Alexandre Le Petit et Alexandre Serrano pour définir ces focalisations de la lumière sur différentes parties du corps ?
  

La lumière joue effectivement un rôle très important dans cette pièce et notamment dans sa relation à la composition sonore. Nous avons travaillé avec l'idée de plans cinématographiques, qui permettent de travailler notamment sur cet effet de zoom. Le choix radical d'un éclairage en basse intensité permet aussi de faire ressortir les reliefs et de détacher certaines parties du corps plus que d'autres. L'idée était aussi de permettre au spectateur de travailler aussi bien avec les pleins qu'avec les vides, et les zones d'ombres participent complètement à la construction dramaturgique de l'ensemble. Je pense que presque à notre insu la notion de contraste (photographique) nous a aussi peut-être inspiré. Par moments la lumière est tellement faible que l'on distingue à peine ce qui se passe sur le plateau, comme sur une photo sous-exposée, et à d’autres moments la lumière arrive brutalement, très violente, avec presque un effet de surexposition.  

Le dispositif d’éclairage est-il établi une fois pour toutes ou pouvez-vous le faire évoluer d'une représentation à une autre, d'une salle à une autre ?  

À Rennes nous avons eu quelques soucis techniques et les spectateurs ont ainsi vu une version légèrement différente de ce que nous avions prévu au départ ! Cela fait partie du jeu du spectacle vivant. C'est un peu frustrant mais en même temps cela permet également de revisiter la pièce et de la réinvestir de manière différente ; sur le plateau je travaille beaucoup en empathie avec l'énergie de la salle et ce qui se passe en direct, donc plutôt que de me déstabiliser ces erreurs me donnent un ressort de jeu supplémentaire. 

  
                                                                              « L’errant en quête du lieu acceptable se situe dans un espace très particulier, l’espace intermédiaire.
                                                                                                                                À l’espace intermédiaire correspond en fait un temps intermédiaire,
                                                                                                                                                 une temporalité que l’on pourrait qualifier de flottante. »
                                                                                                                                                                                      Raymond Depardon - Errance

 
En correspondance avec votre état métamorphique indéfinissable, vous êtes accompagnée par une bande sonore particulièrement hétérogène assemblant drones abstraits assourdissants ; bruits et voix très concrets ; rythmes syncopés ; échos de musiques techno ou pop. Et même si elle est composée de matériaux hétéroclites, elle me semble posséder un caractère chtonien, comme une sorte de magma dans l equel tout viendrait fusionner. Elle évoque également les résonnements intérieurs d’un corps : sifflements ; crissements ; battements. Ainsi l'espace sonore contribue faire émerger un espace visuel imaginaire et à renforcer la cohérence organique de l'ensemble de la danse. Comment la musique s'est-t-elle superposée à la danse ?  

La musique ne s'est pas superposée à la danse mais a été créée en même temps que l'écriture chorégraphique. Alexandre Serrano et moi avons passé des semaines et des semaines de travail à improviser avec les matières sonores ainsi qu'avec les matières corporelles sur le plateau. Alexandre Le Petit était présent et prenait des notes sur ce qui se passait pendant ces séances. Au fur et à mesure, nous avons dégagé certains sons qui nous semblaient plus pertinents que d'autres. Ensuite nous avons travaillé l'agencement des différentes matières corporelles. Une fois que la structure chorégraphique a été établie nous avons retravaillé de nouveau la matière sonore. L 'écriture s'est donc faite en aller et retour permanent entre le son et le corps.  

 
Comment résister à l’influence de la musique ; comment se mouvoir sans établir, sauf exceptions, de connexions synchroniques ?  

Il y a une structure chorégraphique existante qui est comme une partition mais aucun geste n'est figé. Nous avons travaillé pour certaines séquences avec le principe du "bit", qui est la plus petite unité d'action reproductible et avec celui du "in / out / cut" qui sont des variables que je peux agencer à cette mesure. Cette méthodologie a été apportée par Alexandre Le Petit. Elle permet d'entrer, de sortir et de couper une séquence, de travailler sur l'état émotionnel de la séquence, avec des allers et retours à l'intérieur du même état. C'est un peu, pour schématiser, comme si vous éclatiez de rire, puis vous arrêtiez soudainement et enfin vous repreniez de plus belle, dans un enchainement sans cohérence vraiment logique. Cela induit ainsi des situations étranges et évite de se laisser embarquer par ses affects sur le plateau. La structure chorégraphique est donc vivante, organique et se recompose dans les détails à chaque fois que je danse la pièce. 


« Forme et contenu dérivant ainsi du vécu corporel, on comprend que l’espace du fantasme soit entièrement livré au désir.                                                                                                                                                                         Le geste de dessiner a désormais la double fonction de manifester le visible et de suggérer un au-delà du visible. »   
                                                                                                                         Sami-Ali - L’espace imaginaire   

 
Certaines des chimères organiques que vous convoquez sur scène vont frapper plus que d'autres certains spectateurs, d'où une grande variété d'expériences spectatorielles et de ressentis aux sortir des deux représentations au Garage. Alors que des spectateurs ont pu parler d'exaltation sensuelle, de sentiment de puissance contagieux, d'expression cathartique et libératoire, d'autres en revanche ont subi une forme d'oppression, de tension presque désagréable. De toutes les pièces proposées au festival, je crois que c'est celle qui a suscité la plus grande variété d'émotions contradictoires. Êtes-vous habituée à ce large spectre de réactions diverses ?  

Cette pièce est la première véritable création de la compagnie et c'est la première fois que je danse un solo. Je ne peux donc pas dire que je sois habituée à ces réactions. Par contre, je ne suis pas surprise et je comprends –  voire même je suis heureuse – que cette pièce suscite des réactions radicales et contrastées car elles révèlent le parti pris de notre travail et de notre écriture. Nous sommes dans un choix radical de proposition, il n'y a pas de place pour la demi-mesure. La création a demandé pour chacun de nous des prises de positions fortes et des choix tranchés. Chaque fois que je danse la pièce je sors du plateau dans un état différent de celui où je l'ai commencé. Pour moi il y a un engagement total de ma présence sur scène qui peut, je pense, fasciner ou irriter. 
 
Certains témoignages de spectateurs ont-ils eu un impact sur votre conception de la pièce ou votre manière de vous exprimer sur scène par la suite ?
  
Les retours que nous avons reçus au fur et à mesure de la création ont tous témoigné d'une présence forte et d'une intensité dans la proposition qui nous a poussé à chaque fois à aller plus loin dans la manifestation de cette présence. 

 
                                                                                           [de l'effort d'être] 

 
Dans 10, rue Condorcet, l'on passe, par des transitions douces ou brutales, d'un rythme à l'autre, d'une gestuelle caressante à une autre plus agressive, de l'expression d'une joie primordiale à une rage pathologique, de même d'une « apparition » à l'autre un changement de sexe semble parfois s'opérer. Le jeu avec l'identité sexuelle fait-il partie de votre approche du corps dansant ? Où souhaitez vous plutôt dépasser les stéréotypes culturels associés au masculin et au féminin ?  

La question de l'identité sexuelle n'a pas été abordée de façon explicite pendant le processus, la question était clairement orientée sur la construction de l'être. Je suis une femme sur le plateau mais ce solo pourrait tout aussi bien être interprété par un homme. Nous portons tous en nous une part de masculin et de féminin. J'ai récemment entendu la comédienne Roxanne Kaperski sur FranceCulture qui disait: « Ce qui est très important pour la femme aujourd'hui est de dépasser sa condition de femme, il faut absolument ne pas être une femme aujourd'hui mais être un individu, avec tout ce que cela comporte et ce que cela enveloppe. L'individu est traversé par des questions masculines et des questions féminines, c’est un individu point barre, un individu qui passe par des étapes qu'il doit franchir et qui est obligé d'avancer. » Je me sens assez proche de cette parole. 


                                                                                                                                         « Nous en arrivons à douter d’avoir vécu où nous avons vécu.
                                                                                                             Notre passé est dans un ailleurs et une irréalité imprègne les lieux et les temps.

                                                                                                                                                     Il semble qu’on séjourne dans les limbes de l’être. »
                                                                                                                                                                  Gaston Bachelard - La poétique de l'espace


Dans cette pièce, et dans votre pratique plus généralement, envisagez-vous la danse comme un moyen privilégié pour donner une cohérence physique et morale à tout son être ?  

A cette question je ne peux répondre que par l'affirmative. J'ai eu la chance d'avoir commencé mon apprentissage en danse avec une pédagogue exceptionnelle, Isabelle Journiac, pour qui chaque élève était important et qui ne cherchait pas à mouler les enfants qui venaient prendre ses cours dans une forme préétablie mais qui au contraire prenait particulièrement soin de chacun d'entre nous. Les cours de danse débutaient par une séance de relaxation ou de massage. Elle nous faisait beaucoup improviser en lien avec de la musique classique tel que Bach, Vivaldi, ou à partir d'œuvres de grands peintres comme Modigliani, ou bien encore à partir de mythes, de contes, de poésie. C'est un terrain de jeu incroyable pour un enfant et je pense que c'est là que commençait le travail de l'imaginaire. La danse était toujours en relation avec autre chose que la répétition d'une chorégraphie à apprendre et à répéter. Elle laissait la place à chacun d'entre nous pour composer à partir des mouvements que l'on inventait. Elle ne partait pas de la forme mais de la sensation de la danse. La danse est finalement quelque chose d'assez naturel et primitif que l'on a cherché à figer dans des codes mais le mouvement de la danse est cet élan vital dont parle Bergson, il est le désir qui fait que quelque-chose d’intérieur nous meut et nous fait sortir de nous, nous fait exister et imprimer notre forme dans le monde dans sa singularité et sa différence. Je déteste les spectacles de danse dans lesquels les danseurs exécutent tous le même mouvement à la même minute, c'est virtuose certes mais je n'y vois qu'une armée de soldats, un corps militaire très bien huilé mais vidé de l'être et de l'âme de chacun. 

Existe-t-il selon vous des cas de figure où la danse peut engendrer au contraire une forme de fragilisation de l'individu ?  

Il y en a malheureusement tellement ! Combien de danseurs et de danseuses se retrouvent dans des situations avilissantes, cassantes, à accepter tout et n'importe quoi d'un soi-disant créateur de génie.  
Combien de danseurs finissent leur carrière cassés, brisés, dégoûtés de la danse, épuisés physiquement et moralement parce qu'ils ont poussé leur corps jusqu'à l'extrême de ses limites. Je ne dis qu'il ne faut pas se dépasser et aller chercher au delà de nos acquis mais mieux vaut le faire avec des gens bienveillants qui ne vont pas vous sucer jusqu’à la moelle mais qui ont l'intelligence nécessaire pour vous permettre de sortir quelque-chose de vous que vous ne connaissiez pas jusque là. Ces personnes sont rares et précieuses. Alain Platel que j'ai rencontré pendant un stage professionnel nous disait qu'avant d'arrêter  l'écriture chorégraphique, il demandait aux danseurs qui travaillaient avec lui s'ils étaient à l’aise avec leurs mouvements, s'ils se sentaient bien dedans car ils allaient devoir les reproduire plus de deux cents fois en tournée. C'est pour moi une forme de bienveillance et d'attention que d’agir ainsi et je pense que dans ce genre de cadre on trouve une cohérence physique et morale bénéfique au travail.  

Pour finir, pouvez-vous décrire un ou plusieurs gestes de 10, rue Condorcet qui vous procurent des émotions ou des sensations particulièrement intenses ?  

Il y a cette séquence qui est au milieu de la pièce qui est pour moi particulièrement éprouvante. Nous l'appelons le Mojo, c'est clairement une séquence de transe, dans laquelle je dois être entièrement à l’écoute de ce qui se passe à l'instant T. J'ai très peu d'éléments chorégraphiques sur lesquels m'appuyer mis à part la mise en tension interne de mon propre corps. Je m'appuie beaucoup sur les sons qui sont à ce moment là très « grouillants », c'est comme une masse de sons intérieurs qui viendraient de l'intérieur de mon propre corps comme s'il abritait plusieurs entités cherchant à s'exprimer. C'est une séquence qui commence dans la pénombre par un très lent mouvement d'ondulation de la colonne comme une danse du serpent, qui se propage peu à peu dans les bras et jusque dans le bout des doigts. Pendant cette séquence je ne me déplace quasiment pas. Je suis ancrée dans le sol, je sens mes pieds plongés dans la terre qui prennent presque racine et une force physique très intense traverse l'ensemble de ma colonne. Il y a une sorte de montée qui est proche de la jouissance qui affleure peu à peu au fur et à mesure de l'ondulation. Cette ondulation devient ou fur et à mesure de la séquence saccade, secousse, mes bras et mes mains deviennent de plus en plus présents et pressent, malaxent, déplacent l'espace tout autour de moi. Peu avant la première j'ai participé à un stage avec Benoît Lachambre et Fabrice Ramalingom et ils nous ont transmis une pratique d'improvisation à partir de ce qu'ils nomment les « virtual gloves ». Il s'agit d'imaginer que nos mains touchent l'intérieur de notre corps. Cela m'a beaucoup aidé pour cette séquence. Les sensations qui montent à mon cerveau sont de plus en plus électriques me procurant tantôt une sorte d'extase ou de dégoût avec lesquelles je joue et qui s'accélèrent de plus en plus jusqu'à une saturation qui selon les représentations est proche de l'orgasme ou de l'exaspération. C'est la partie la plus sensible de la pièce à danser, car elle demande de plonger complètement dans l'état de corps tout en restant à distance pour lui donner une forme, ce qui demande un investissement intense au niveau physique et mental. 
 

Entretien réalisé par Matthieu Mevel.
http://www.lignesinueuse.net
 
10, rue Condorcet - Cie NOESIS 
Jeudi 7 et vendredi 8 mai 2015 
Un dimanche de 4 jours au garage # 10 
Regards sur la fabrication chorégraphique 
 Collectif Danse Rennes Métropole 

Un dimanche de 4 jours au garage # 10 
http://www.collectifdanse.fr/programme-dimaugarage-10.pdf